Cela fait quelques années, peut-être depuis la COVID, que ma conjointe me fait remarquer à quel point les restaurants sont devenus bruyants. Même les plus grandes tables n’y échappent pas. Si le décor, le service, le menu et la qualité des repas sont demeurés, le bruit et le décorum ne sont maintenant pas sans rappeler ceux des cafétérias. Il est devenu difficile d’y tenir une conversation tranquille et posée entre convives.
Parallèlement, je suis revenu en milieu de semaine de mon séjour annuel de quatre jours en pleine nature. Je me rends chaque année au même parc de la Sépaq, situé à 150 km de chez moi. Je ne l’ai pas toujours fréquenté de façon aussi régulière, mais je connais l’endroit depuis 25 ans. Cette année, pour la première fois, j’ai pu être témoin de campeurs ignorant complètement le besoin de quiétude des autres campeurs. Des paroles bruyantes échangées tard le soir et tôt le matin, même durant les heures de couvre-feu. J’ai aussi pu assister à un feu d’artifice alors qu’ils sont strictement interdits, voire dangereux, dans ces lieux où la forêt est très dense. Oui, j’ai porté plainte.
Je suis issu de la génération qui s’est constamment fait répéter que la liberté d’un individu s’arrêtait là où celle des autres commençait. Cette expression, entendue tant à l’école que durant mes années de scoutisme, m’a initié aux notions de libertés individuelles et de libertés collectives. Deux de mes lectures de vacances, j’y reviendrai plus bas, évoquaient par coïncidence les conflits liés aux confrontations entre ces deux notions.
En ce qui me concerne, j’ai toujours eu tendance à favoriser d’abord les libertés individuelles et imposer le fardeau de la preuve, lorsqu’il y a litige, aux tenants des libertés collectives. En d’autres termes, je suis fermement convaincu de la nécessité d’un État laïque, c’est-à-dire d’un gouvernement exempt de toute influence religieuse. Cependant, je demeure perplexe quant à la pertinence d’interdire à ses fonctionnaires de manifester leur foi personnelle par leur habillement, leurs bijoux ou leurs accessoires, au prix d’un droit garanti par la Charte des droits et libertés. D’un autre côté, lorsqu’on demande à des gens d’évacuer un lieu public afin que d’autres individus puissent s’y installer pour effectuer leurs prières, là, j’ai un problème. La liberté de circulation et d’établissement est aussi importante que la liberté de religion et, dans ce cas-ci, le droit acquis devrait faire la différence dans le choix de la prépondérance.
Je constate que les libertés individuelles se répandent et débordent non seulement sur les libertés collectives, mais également dans les espaces d’autres individus. On revendique de plus en plus ses droits, mais on oublie beaucoup trop souvent les obligations et responsabilités qui les accompagnent. La société dans laquelle nous vivons est en pleine mutation et l’évident repli sur soi qui la dépeint maintenant en constitue une manifestation troublante.
L’éducation civique, dès le primaire, joue un rôle clé pour faire comprendre que les droits individuels s’exercent toujours dans un cadre collectif. C’est dans le silence respectueux des classes, quand la situation s’y prête, qu’on sème les graines d’une liberté qui ne piétine pas celle des autres.
Lectures de vacances
Au début de chacune de mes vacances d’été, c’est beaucoup pour lire que je m’évade dans la nature. À ce niveau, la retraite s’est avérée productive cette année. Parmi les livres lus, il y a les deux que j’évoquais plus haut sur lesquels je voudrais m’attarder. Un roman, Le libraire 1, et un essai, L’heure des prédateurs 2.
Je ne connaissais pas Le libraire, de Gérard Bessette, avant qu’une enseignante de français nouvellement arrivée au Québec me le recommande. Elle le faisait lire à ses élèves de secondaire 5. J’ai donc profité des vacances pour le découvrir à mon tour. On y suit Hervé Jodoin, un ex-prof devenu libraire, qui accepte de vendre à un jeune étudiant un livre mis à l’index. Ce geste anodin suffit à déclencher une série de complications révélatrices du climat de censure et de contrôle moral dans le Québec d’avant la Révolution tranquille. Sans être troublante aujourd’hui, cette lecture rappelle avec finesse à quel point les libertés individuelles pouvaient autrefois être mises en péril au nom de l’ordre collectif.
Changement de registre, mais pas de thème : j’ai aussi lu L’heure des prédateurs, un essai percutant de Giuliano da Empoli sur ces nouveaux stratèges de l’ombre — consultants politiques, manipulateurs d’opinion, architectes de l’instabilité — qui façonnent le monde selon leurs intérêts. L’intelligence artificielle y est présentée comme une menace imminente, non seulement parce qu’elle répond à nos besoins avec une efficacité redoutable, mais surtout parce qu’elle vise à les prédire. Certains géants de la tech conçoivent déjà des IA capables d’anticiper nos désirs avant même que nous en soyons conscients, brouillant ainsi la frontière entre influence et manipulation. Dans ce contexte, la question de la liberté individuelle devient vertigineuse : sommes-nous encore maîtres de nos choix quand ils sont devinés, voire suscités, par des machines ? Une lecture troublante, qui fait voir l’avenir sous un jour beaucoup moins neutre qu’on voudrait le croire.
Deux livres très différents, donc, mais qui m’ont tous deux ramené à la même question : celle de la liberté individuelle, hier étouffée par la morale, aujourd’hui menacée par l’algorithme.
1 Bessette, G. (1960). Le libraire. Éditions du Jour.
2 da Empoli, G. (2025). L’heure des prédateurs. Paris : Gallimard.
Dans mes écouteurs
Dans mes escapades musicales de l’été, j’ai fait une jolie découverte québécoise : Jazz à Nous / Souvenirs 90. Ce projet rassemble cinq musiciens d’ici autour de compositions originales et de quelques clins d’œil aux classiques, dont un Sentimental Mood, de Duke Ellington, joliment revisité. On y retrouve des pièces soignées, des ambiances feutrées, des élans bluesy, du jazz sans prétention, mais bien senti. C’est doux, c’est propre, et ça mérite d’être écouté.
Le quintette reprend également le Smiles and Chuckles d’UZEB, dont je propose l’écoute en #musiquebleue, cette semaine.
La bonne nouvelle de cette semaine
À Saguenay, le service Jonquière-Médic offre depuis près de 40 ans un modèle de soins à domicile unique au Québec : sans rendez-vous, gratuit et accessible dès 7 h 30 le matin, il permet à une équipe médicale de visiter chaque jour jusqu’à 25 patients dans leur propre milieu de vie. Cette initiative, relancée en 2023 après une interruption due à la pandémie, cible particulièrement les enfants et les personnes âgées ayant des difficultés à se déplacer. Environ 7400 consultations ont été réalisées en un an et demi, évitant ainsi à de nombreux patients une visite à l’urgence. Pour le Dr Dominic Gagnon, ancien urgentologue et désormais médecin à temps plein au sein de Jonquière-Médic, cette pratique est à la fois valorisante et essentielle à la réduction des listes d’attente.
Soutenue par la communauté et la Ville de Saguenay, l’équipe souhaite maintenant franchir une nouvelle étape en obtenant l’homologation de son système pour obtenir un paiement de la RAMQ et prendre en charge jusqu’à 500 patients sans médecin de famille. Bien qu’elle ne compte pour l’instant qu’une voiture et cinq soignants, l’organisation espère élargir ses services en recrutant davantage de médecins. Ce modèle de proximité, qui mise sur la qualité plutôt que sur le volume, attire l’attention à Québec, où plusieurs voient une piste prometteuse pour améliorer l’accès aux soins. Et si la solution à notre système engorgé circulait discrètement dans les rues de Jonquière, à bord d’une simple voiture de service ?


