Billet du 12 septembre 2025 : Laisser l’école s’éteindre à petit feu

Si les États-Unis avaient investi, il y a plusieurs décennies, dans un système d’éducation réellement accessible, équitable et ambitieux, Donald Trump n’aurait probablement pas été élu président. L’histoire récente le montre cruellement : un gouvernement qui souhaite contrôler son peuple commence souvent par l’affaiblir intellectuellement, en décourageant l’esprit critique et en sous-finançant l’école publique. Car une population moins instruite est plus facile à diviser, à manipuler et à distraire.

Cette dynamique est bien connue : qui contrôle l’éducation contrôle les esprits. Ce n’est donc pas un hasard si les régimes autoritaires s’attaquent souvent à l’école avant de museler complètement les médias.

L’histoire en regorge d’exemples : l’Allemagne nazie d’Adolf Hitler a d’abord transformé les programmes scolaires et enrôlé la jeunesse dans la Hitlerjugend avant de prendre le contrôle total de la presse ; l’Union soviétique de Joseph Staline a façonné le « nouvel homme soviétique » dès les bancs d’école via la Jeunesse communiste (Komsomol) ; la Chine de Mao Zedong, pendant la Révolution culturelle, a purgé les enseignants et remplacé les cours par l’endoctrinement ; plus récemment, la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan a commencé par réécrire les manuels scolaires avant de museler la presse critique.

Parce que l’école touche tous les enfants et captive leur attention pendant des années, la mainmise sur l’éducation est le moyen le plus efficace de remodeler durablement une société à l’image du régime.

Et ce phénomène ne se limite plus aux régimes autoritaires. Des démocraties réputées stables empruntent aujourd’hui le même sentier glissant. Aux États-Unis, plusieurs États ont entrepris de réécrire leurs manuels scolaires pour les aligner sur une vision idéologique :

  • en Floride, sous l’impulsion du gouverneur Ron DeSantis, des manuels d’histoire minimisent l’esclavage et censurent les questions de racisme ou d’identité de genre ;
  • au Texas, certains contenus ont été modifiés pour atténuer les violences de la ségrégation et présenter l’Holocauste de façon « équilibrée » ;
  • ailleurs, comme en Oklahoma ou au Tennessee, on impose désormais aux enseignants de ne pas évoquer le racisme systémique ni les privilèges liés à la race.

Même au Canada, la province de l’Alberta vient récemment de retirer des bibliothèques scolaires plusieurs livres jugés « controversés ». On ne nie pas les faits : on les édulcore, on les relativise ou on les passe sous silence, pour fabriquer un récit plus confortable. Un récit qui rassure, mais qui appauvrit la pensée.

Et si, sans même s’en rendre compte, le Québec était tranquillement en train d’emprunter cette voie ?

Cette semaine, le vice-président de Debout pour l’école, Jean Trudelle, publiait dans Le Devoir une lettre d’opinion qui sonnait l’alarme : « changer de ministre sans changer de philosophie ne mènera nulle part. » Il y rappelait les mots du regretté sociologue Guy Rocher, qui disait avoir « honte de ce qu’est devenu le système scolaire au Québec ». 1

Dans ce texte, Trudelle décrivait une école à trois vitesses qui accentue les inégalités sociales, une explosion du nombre d’élèves à besoins particuliers sans les ressources suffisantes pour les soutenir, une pénurie d’enseignants masquée par l’embauche massive de personnes non qualifiées et une approche comptable centrée sur les taux de réussite plutôt que sur la qualité réelle des apprentissages.

Il soutenait que remplacer Bernard Drainville par Sonia LeBel ne changerait rien si la philosophie de gestion restait la même.

Cette gestion à courte vue de l’éducation publique n’est pas neutre, ajoutait Trudelle. Laisser l’éducation se décatir à petit feu, c’est courir à la catastrophe. C’est exactement ce qui s’est produit aux États-Unis, avec les conséquences sociales et politiques que l’on connaît.

Lorsque l’on accepte :

  • que des milliers d’enfants soient privés de services essentiels,
  • que l’on distribue des diplômes sans que les bases soient réellement maîtrisées,
  • que les inégalités deviennent structurelles,

on crée peu à peu les conditions d’une société plus docile, moins exigeante envers ses dirigeants, plus vulnérable aux discours simplistes et populistes.

Et pendant que le réseau public d’éducation se fragilise, un phénomène intrigant se manifeste : le soutien à l’option indépendantiste progresse rapidement chez les 18 à 34 ans, selon plusieurs sondages récents. On peut bien sûr y voir un regain de nationalisme, mais je crois qu’il s’agit de tout autre chose. Ces jeunes — qui sont pourtant les enfants de la mondialisation, du métissage culturel et de l’hyperconnectivité — ne réclament pas tant un pays qu’un projet. Un cap collectif. Une idée mobilisatrice capable de donner un sens à leurs efforts et à leur participation démocratique.

Aucun projet de société digne de ce nom n’a émergé ici depuis la Révolution tranquille. Depuis des décennies, la politique québécoise carbure aux petits calculs budgétaires, aux réformes cosmétiques et aux promesses rabotées à la mesure des sondages. Pendant ce temps, on a cessé de nourrir ce qui rend une société vivante : la vision, l’éducation, la culture, la créativité, le courage de rêver grand.

Et quand l’école publique elle-même se vide de son souffle, quand elle cesse d’être le lieu où l’on prépare l’avenir ensemble, comment s’étonner que les jeunes cherchent ailleurs ce que leurs institutions ne leur donnent plus ?

Investir dans l’éducation publique n’est pas un luxe : c’est un rempart contre l’autoritarisme, l’ignorance et la manipulation. Tant que les gouvernements traiteront l’école comme un simple poste budgétaire, et non comme un pilier démocratique, les dérives continueront.

Parce qu’affaiblir l’école, c’est préparer le terrain aux démagogues. Si nous laissons s’éteindre l’éducation publique, nous ouvrirons toute grande la porte à ceux qui rêvent d’un peuple docile et d’un pouvoir sans contrepoids.

Peut-être serait-il temps, comme le propose Trudelle, de convoquer de véritables États généraux sur l’éducation et de redonner la parole à celles et ceux qui vivent l’école au quotidien. Car c’est aussi là que se joue notre avenir démocratique.

1 Trudelle, J. (2025, 8 septembre). Remaniement ministériel sans changer de philosophie ne mènera nulle part. Le Devoir.


Dans les mémoires

Décédé la semaine dernière, Guy Rocher laisse derrière lui un vide immense et une œuvre magistrale. Je voue à ce sociologue québécois une profonde admiration. Artisan discret de la Révolution tranquille, dernier survivant de la commission Parent qui nous a donné le ministère de l’Éducation, il a su conjuguer rigueur intellectuelle et grande humanité. Par ses écrits limpides et ses interventions toujours mesurées, il nous rappelait que penser la société n’est pas un geste neutre, mais un acte de responsabilité. Il portait en lui cette rare alliance de lucidité et d’espérance, de mémoire et de vision. Alors que sa voix s’éteint, son œuvre, je l’espère, continuera de résonner comme une invitation à comprendre pour mieux transformer.


Dans mes écouteurs

Belle surprise pour moi, alors que Michel Rivard nous donne en avant-goût deux des treize pistes qui composeront son nouvel album, Après, on va où ?, qui sortira le 31 octobre prochain. Sublime, la pièce Magnolia magnolia constitue en quelque sorte son testament musical. Les paroles, la mélodie, les orchestrations, tout dans cette chanson se laisse savourer. Pour en compléter la poésie, mentionnons que le magnolia offre une magnifique floraison qui ne dure qu’une dizaine de jours, au printemps.

Michel Rivard – Magnolia magnolia – Après, on va où ? – #musiquebleue

La bonne nouvelle de cette semaine

À 18 ans, Ludovic Tamaro a reçu un diagnostic brutal : une leucémie myéloïde aiguë qui ne lui laissait que deux petites années devant lui. Six ans plus tard, il rayonne de santé grâce à un traitement expérimental mis au point à Montréal par l’hématologue Guy Sauvageau et la chercheuse Anne Marinier. Cette thérapie cellulaire novatrice, baptisée UM171, utilise des cellules souches provenant du sang de cordons ombilicaux pour reconfigurer la moelle osseuse et redonner vie au système sanguin.

Aujourd’hui étudiant en psychologie et de retour sur les terrains de soccer, Ludovic savoure chaque instant et rêve déjà à une future maîtrise. Il est reconnaissant envers toutes les mamans qui ont donné leur cordon, rappelant que leur geste a sauvé sa vie. Son histoire, empreinte de courage et d’espoir, illustre merveilleusement la puissance de la science et de la solidarité humaine : quand elles unissent leurs forces, même les pronostics les plus sombres peuvent être renversés.


Billet du 6 juin 2025 : Quand l’amygdale tweete plus vite que la raison

Depuis les derniers jours, Elon Musk et Donald Trump s’affrontent publiquement dans une querelle aussi bruyante qu’absurde. Menaces, accusations, chantage politique : les réseaux sociaux se régalent. Mais si on prenait un pas de recul, non pas politique, mais neuroscientifique, que nous diraient les spécialistes du cerveau humain sur cette joute d’ego ?

Quand un adulte puissant réagit avec impulsivité, menace ceux qui le contredisent ou lance des rumeurs pour se venger, ce n’est pas seulement un style. Pour plusieurs experts du développement humain, c’est souvent le signe que certaines structures du cerveau fonctionnent en mode archaïque, comme chez l’enfant.

Le docteur Daniel Goleman, spécialiste de l’intelligence émotionnelle, parle de « détournement amygdalien ». En gros : quand une émotion forte est déclenchée (humiliation, peur de perdre le contrôle), le cerveau rationnel se déconnecte. C’est alors l’amygdale, une vieille structure liée aux réactions de survie, qui prend le volant. Est-ce qu’on peut imaginer Trump ou Musk dans ce genre d’état lorsqu’ils publient leurs tweets les plus explosifs ? On serait tenté de le croire.

Le cortex préfrontal, lui, est censé tempérer tout ça. C’est lui qui nous aide à réfléchir, à prévoir les conséquences de nos actes, à freiner nos impulsions. Chez certains, cette partie du cerveau agit comme un bon conseiller. Chez d’autres, elle est parfois débordée par les émotions. Et c’est là que ça dérape. Le psychiatre Daniel Siegel rappelle qu’on peut être adulte biologiquement, sans l’être émotionnellement. Réagir comme un adolescent frustré à la moindre critique, ce n’est pas une preuve de puissance : c’est un signe d’un cerveau qui n’a pas fini de se réguler.

Des chercheurs comme Catherine Gueguen ou Gordon Neufeld insistent : la manière dont on a été aimé, écouté et sécurisé dans l’enfance joue un rôle clé dans la maturité émotionnelle adulte. Quand cette base est fragile, on peut passer sa vie à chercher à prouver sa valeur, à contrôler les autres ou à fuir la moindre remise en question. Et si, derrière les milliards de Musk et le pouvoir de Trump, il y avait simplement deux enfants blessés, mal équipés pour gérer le désaccord et l’impuissance ?

Ce que nous montrent ces deux hommes, c’est une forme d’immaturité déguisée en leadership. Ils ont beau être célèbres, riches et influents, leurs réactions ressemblent parfois plus à une bataille de cour de récréation qu’à un débat d’hommes d’État.

La bonne nouvelle, c’est que le cerveau conserve sa plasticité toute la vie. La mauvaise, c’est que ni Twitter ni Truth Social ne sont reconnus comme milieux favorables à son développement.


Pratiquer l’histoire

Dans un épisode récent de la série Le dessous des images, diffusée sur ARTE, la journaliste Sonia Devillers s’attaque à ce qui pourrait sembler être une lubie bureaucratique : la suppression massive d’archives photo par l’administration Trump. Mais derrière ce nettoyage numérique, on parle de plus de 100 000 images visées, se cache une entreprise bien plus inquiétante : l’effacement systématique de contenus liés à la diversité, à l’équité et à l’inclusion. C’est ainsi que des photographies de femmes militaires, de soldats afro-américains ou même du mythique bombardier Enola Gay (dont le nom contient malencontreusement le mot « gay ») se retrouvent à disparaître des bases de données publiques.

Ce n’est pas un simple excès de zèle. C’est une stratégie. En éliminant les traces visuelles d’une armée plus représentative, plus inclusive, Trump tente de restaurer un récit rétrograde : celui d’une Amérique militaire blanche, masculine, unifiée et mythifiée. Ce récit n’a jamais existé, mais il fonctionne à merveille dans un programme politique nostalgique. Pas besoin de réécrire l’histoire quand on peut simplement la purger.

On pourrait croire à une mauvaise blague algorithmique. Ce serait oublier que l’histoire est aussi un champ de bataille. Et que, dans ce champ, les archives sont des munitions. Staline effaçait ses ennemis des photos. Trump efface des décennies d’évolution sociale des serveurs fédéraux. Même combat. Et même nécessité de rester, plus que jamais, aux aguets.

C’est ici que les institutions éducatives, les musées, les journalistes, ainsi que nous tous, entrons en scène. Car si un gouvernement peut effacer des images, il ne peut pas effacer toutes les mémoires. Encore faut-il les entretenir, les transmettre, les confronter. Le danger ne réside pas seulement dans ce qui disparaît, mais dans ce que nous cessons de chercher, de nommer, de raconter. L’histoire, comme la démocratie, exige qu’on la pratique. Et parfois, qu’on la défende activement contre l’oubli organisé. Dans cette lutte pour la mémoire, l’intelligence collective reste notre meilleure arme : une conscience partagée, tissée d’expériences, de débats et de vigilance. L’intelligence artificielle, elle, peut nous épauler, à condition qu’elle soit au service de cette mémoire commune, et non d’un pouvoir qui cherche à la formater. Sinon, elle ne sera pas un outil de savoir, mais un complice de l’oubli.

ARTE. Donald Trump purge les archives pour réécrire l’Histoire. Le dessous des images, 3 mai 2025. [Vidéo en ligne]


Dans mes écouteurs

Originaire de Montréal, DanyJo s’impose comme une figure montante de la scène francophone avec son nouvel EP Trop d’histoires, lancé le 5 juin au Quai des Brumes. Après avoir exploré des sonorités pop et chanson dans L’antre nos deux oreilles (2023), il revient avec un projet résolument rock, teinté d’une poésie viscérale et attachante. Ce mini-album de six titres offre une immersion dans un univers musical riche et personnel.

Parmi les morceaux, Bob Dylan XII se distingue par son hommage subtil au légendaire auteur-compositeur américain. Avec des arrangements épurés et des paroles empreintes de réflexion, cette chanson reflète l’influence de Dylan sur DanyJo, tout en affirmant sa propre voix artistique. C’est une pièce qui incarne parfaitement l’essence du microalbum : une fusion entre tradition et modernité, portée par une sincérité désarmante. La voici.

DanyJo – Bob Dylan XII – Trop d’histoires – #musiquebleue

Les bonnes nouvelles de cette semaine

Il arrive que la reconnaissance vienne d’un peu plus loin que prévu. L’écrivain et journaliste Michel Jean a été fait chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres de la République française, un honneur rarement accordé à un Québécois, et encore plus exceptionnel pour un membre des Premiers Peuples. La distinction salue l’ensemble de son œuvre littéraire, ancrée dans la mémoire innue, ainsi que son engagement pour une représentation plus juste et humaine des Autochtones dans l’espace médiatique. Une reconnaissance internationale aussi touchante que significative.

Pendant ce temps, sur un tout autre terrain, Luguentz Dort et Bennedict Mathurin font eux aussi rayonner le Québec, cette fois sur la scène de la NBA. Leurs équipes respectives, le Thunder d’Oklahoma City et les Pacers de l’Indiana, s’affronteront en finale du championnat. C’est une première : deux joueurs québécois dans deux équipes finalistes au basketball. Pour un sport encore marginal il n’y a pas si longtemps au Québec, c’est un signe fort de progression, et un rappel que le talent d’ici peut atteindre les plus hauts sommets.

Deux bonnes nouvelles, donc, qui nous rappellent qu’il est possible de se rendre loin sans renier d’où l’on vient. Que ce soit en maniant la plume ou le ballon, ces parcours inspirants tracent des trajectoires lumineuses et donnent envie, l’espace d’un instant, de croire que l’élan d’un peuple peut se jouer sur tous les terrains.