On dit souvent que l’histoire ne se répète pas, mais qu’elle bégaie. Ces derniers mois, alors que les bombardements israéliens sur Gaza ont déplacé plus de deux millions de personnes et tué plus de 50 000 Palestiniens, une question me hante. Ce n’est pas une question de géopolitique, mais de sens : comment un peuple qui a tant souffert peut-il infliger tant de souffrances à un autre, au nom de sa sécurité ?
Je travaille dans un univers où l’on questionne, où l’on cherche à comprendre les causes profondes et les effets durables des gestes humains. J’ai été incité à réfléchir publiquement sur la manière dont cette tragédie reflète notre utilisation collective de la mémoire et notre aptitude à apprendre des événements passés.
Il ne s’agit pas ici de nier les blessures profondes que porte le peuple juif. La Shoah demeure un abîme de douleur dans la conscience humaine : six millions de Juifs assassinés par les nazis, et une tentative méthodique d’anéantissement. Ce drame unique dans l’histoire moderne a forgé une mémoire collective qui devrait servir de rempart moral contre toute forme d’oppression.
Mais aujourd’hui, c’est un autre peuple, les Palestiniens, qui vivent dans la peur, l’exil et le deuil. Ce ne sont pas des abstractions : ce sont des enfants, des femmes, des hommes, des aînés, des familles entières dont les maisons sont rasées, les écoles détruites, les hôpitaux hors service. Ce ne sont pas tous des membres du Hamas, ni même des sympathisants. La majorité n’a pas choisi cette guerre. Elle la subit.
Le 7 octobre 2023, le Hamas a commis des attaques meurtrières contre Israël, tuant des civils, déclenchant une vague bien réelle de douleur et de colère. Ces actes manquent de justification, tout comme la punition collective d’un peuple entier au nom de la sécurité. La riposte d’Israël n’a pas visé uniquement les responsables : elle a frappé indistinctement. Elle a rasé des quartiers entiers. Elle a tué massivement.
Je refuse de confondre un peuple avec son gouvernement ou son armée. Être juif ne signifie pas soutenir les politiques de colonisation ou de bombardement. Être palestinien ne signifie pas adhérer au Hamas. Ce que je défends ici, ce n’est pas un parti pris : c’est l’idée qu’il faut empêcher les abus du présent à l’aide de la mémoire historique, plutôt que de les justifier.
De nombreux Juifs à travers le monde s’élèvent contre ce qui se passe à Gaza. Je pense à Noam Chomsky, intellectuel de renommée mondiale ; à Ilan Pappé, historien israélien qui dénonce depuis des décennies les politiques de domination ; à Breaking the Silence, collectif d’anciens soldats israéliens qui témoignent de la brutalité de l’occupation ; à Gideon Levy, l’un des rares journalistes à relayer la voix des Palestiniens ; à Norman Finkelstein, fils de survivants de la Shoah, qui critique l’instrumentalisation de cette mémoire ; ou encore à Amira Hass, seule journaliste juive israélienne vivant en permanence dans les territoires palestiniens. Ces voix ne parlent pas contre leur peuple : elles parlent pour l’humanité.
À l’opposé, Benyamin Netanyahou, chef d’un gouvernement d’extrême droite et premier ministre à la longévité inégalée, semble avoir oublié que gouverner un peuple blessé n’autorise pas à gouverner sans conscience. Son calcul politique permanent, ses alliances avec les courants les plus extrémistes du sionisme religieux et son mépris ouvert des appels à la retenue ne font pas de lui un gardien de la mémoire juive, mais un artisan actif de l’oubli. Il gouverne comme si la force suffisait à écrire l’histoire. Mais l’histoire, elle, n’oublie jamais.
Certaines des voix critiques que j’ai citées emploient un mot fort, controversé, mais désormais documenté : apartheid. Ce terme, utilisé par des organisations comme Amnesty International, Human Rights Watch, B’Tselem ou Yesh Din, ne renvoie pas ici à une insulte, mais à une définition juridique : un régime d’oppression et de domination systématique d’un groupe sur un autre. Il décrit la coexistence de deux populations vivant sous des lois différentes dans un même territoire. Ce mot ne vise pas à diaboliser, mais à nommer une réalité observable et, surtout, à susciter une responsabilité morale.
La mémoire est un outil puissant. Elle peut éclairer ou aveugler. À nous de choisir ce que nous en faisons : un miroir pour notre conscience, ou un écran pour notre indifférence.
Dans mes écouteurs
Cette semaine, je vous invite à découvrir Plus de fleurs que de fleuve, le premier album de Charlotte Brousseau. L’autrice-compositrice-interprète originaire de Québec propose treize chansons bien construites, à mi-chemin entre folk et chanson contemporaine, avec des arrangements sobres et soignés. On sent l’influence de son parcours en cinéma : chaque pièce évoque une atmosphère, un lieu, un moment. Les textes sont simples, réfléchis, souvent touchants, et portés par une voix posée, sans artifices. Une belle entrée en matière pour une artiste qui mérite d’être suivie.
Voici la pièce Retenir la nuit.
La bonne nouvelle de cette semaine
Le réalisateur québécois Félix Dufour-Laperrière a franchi une grande étape le 8 mai dernier : son nouveau film La mort n’existe pas a été présenté à la prestigieuse Quinzaine des cinéastes du Festival de Cannes. C’est une première pour cet artiste au style singulier, déjà remarqué avec Ville Neuve et Archipel. Son plus récent long métrage, une coproduction Québec–France, suit Hélène, une militante en rupture qui se retire dans la nature après un attentat raté. Elle y retrouve le spectre d’une ancienne camarade, et avec elle, la nécessité de questionner ses convictions les plus profondes.
Cette sélection à Cannes est une formidable reconnaissance pour le réalisateur, mais aussi un clin d’œil réjouissant à la vitalité du cinéma québécois sur la scène internationale. Voir un créateur d’ici briller sur la Croisette, c’est inspirant et porteur d’espoir. Nos histoires, nos visuels et nos accents résonnent bien au-delà de nos limites territoriales, ce qui est certainement très positif !
